Chapitre 2

 

Au pied de l’échelle, dans la pénombre à la forte odeur de terre humide, elle tâtonna pour allumer la gazole, puis remonta tirer des planches en travers de l’excavation, de l’intérieur. On ne verrait pas la lumière du dehors, si par hasard on la cherchait. Elle prit la pioche, la posa avec la pelle et la gazole dans la brouette et s’enfonça un peu courbée dans le boyau à la pente accentuée qui menait au souterrain.

C’était une sorte de conduit circulaire qui avait peut-être servi à l’aération. Les alentours de Béthély, sous la couche épaisse de terre que des générations avaient patiemment accumulée et nourrie, étaient truffés de pierres, de divers matériaux anciens que le temps n’avait pas encore détruits et de morceaux de métal irrécupérable : les restes de la ville au nom inconnu dont les Tours étaient maintenant la seule relique. Après le glissement de terrain, Lisbeï avait reconnu la nature des gravats mêlés à la terre et elle avait bientôt dégagé l’ouverture circulaire du conduit. Il n’y avait eu qu’une épaisse grille à moitié désintégrée, par les trous de laquelle la terre avait commencé de glisser plus loin : dans ce qui devait être un des souterrains que les traditions de la région faisaient courir sous Béthély (et même, à les en croire, entre Béthély et toutes les autres Capteries voisines). Il avait alors fallu se battre avec Selva pour la convaincre de laisser Lisbeï poursuivre les fouilles.

Lorsqu’elle avait enfin ouvert la première brèche dans le mur de terre qui obstruait le passage, à la fin de l’après-midi, une odeur étrange, indescriptible, était venue frapper ses narines – celle d’un air enfermé là depuis combien de temps ? Elle avait attaqué le mur de terre avec une énergie renouvelée. Rien de spectaculaire, cependant, quand elle avait pu passer la gazole par le trou ainsi ménagé pour illuminer l’espace de l’autre côté : des parois qui se rejoignaient en voûte, faites d’un matériau terni, peut-être de la céramique, où quelques traces d’humidité accrochaient en reflets argentés la lumière de la lampe. Son premier réflexe avait été de penser « je dois aller le dire ! » et elle s’était rappelé alors qu’elle n’aurait pas vraiment dû se trouver là, et elle s’était demandé quelle heure il pouvait être…

Mais maintenant, elle avait du temps. Elle dégagea un passage, vérifia sa boussole dans sa poche, le poids de la gazole – au moins trois heures de combustible – puis se glissa dans le souterrain avec lampe, pelle et pioche.

Il était large, au moins une dizaine de mètres, mais le plafond était assez bas. Sur le sol, il y avait des petites mosaïques en damier, blanc verdi et brun décoloré. De grands creux de forme rectangulaire s’ouvraient dans la voûte ; ils avaient pu contenir de quoi éclairer le souterrain. Le passage continuait tout droit, sud-sud-est. Lisbeï s’y engagea, en comptant ses pas pour essayer d’évaluer la distance. Elle devait être… sous l’Esplanade maintenant… sous la cour… sous la laiterie. Pas grand-chose à voir ; ni embranchements ni portes, pas même un tuyau rouillé ; çà et là des petits tas de choses aplaties par le temps, des feuilles, de la terre, les ossements de quelques petits rongeurs : d’une façon ou d’une autre, ce souterrain devait communiquer ailleurs avec la surface. Était-ce un mur, là-bas ?

La lumière de la gazole n’était pas assez forte mais le souterrain semblait bien être obstrué plus loin. Lisbeï ralentit, déçue : elle s’était donné tant de mal pour buter sur un autre mur ? En s’approchant, elle reprit espoir : c’étaient des briques, de la maçonnerie, mais d’une facture grossière, beaucoup plus récente que le souterrain lui-même. Et mince : en tapant dessus avec le poing fermé, on la sentait vibrer un peu. Elle posa la lampe à terre, prit la pioche, se campa bien en équilibre sur ses deux pieds et donna un grand coup au milieu du mur.

Qui s’effrita en cascade sur près d’un mètre de largeur. Avec un sourire victorieux, Lisbeï reprit la gazole, attendit que la poussière fût retombée et se pencha dans la brèche. Toujours le même souterrain, mais rétréci par de nouveaux murs. Des entrepôts ? Cette maçonnerie-là semblait avoir été faite avec plus de soin, des pierres jointoyées de ciment, et sur une bien plus grande épaisseur : la paroi rendait un son mat et plein. Et… il n’y avait pas de portes ! Des entrepôts sans portes ? Entièrement murés ?

Et tout à coup, la condensation fulgurante de la compréhension : pas des entrepôts, des cellules !

Lisbeï recula au milieu du passage, le cœur battant, la gorge nouée. Quatre cent quatre-vingt-neuf années plus tôt, on avait posé la dernière pierre de ces murs. Les torches fumeuses, les ouvrières avec leurs truelles et leurs brouettes, et le Chef au visage fermé, entouré de ses soldâtes. Des femmes, des femmes avaient scellé la dernière pierre, des femmes les avaient regardées faire – et l’obscurité s’était refermée à jamais sur les six Compagnes. C’était le lendemain de la grande manifestation organisée par les Juddites après la première exécution de Garde et sa première résurrection.

C’était vrai, alors, c’était vrai ! Les Compagnes de Garde avaient bien été emmurées vivantes à Béthély, dans les souterrains, voilà pourquoi on n’avait jamais retrouvé leurs cellules : les sous-sols de Béthély n’étaient pas les souterrains. Il devait y avoir eu des accès à partir des sous-sols, mais on les avait murés : les Harems avaient scellé leur crime et leur honte. Oh, l’expression de Selva quand Lisbeï lui prouverait qu’elle avait eu raison de croire en l’existence des souterrains !

Elle essaya de retrouver son calme. Et s’il n’y avait rien dans les cellules ? Si la légende n’était qu’à moitié vraie ?

Mais pourquoi des salles complètement murées, alors ?

Pour d’autres que les Compagnes ? Après tout, la justice des Harems était cruelle pour toutes.

Le respect un peu effrayé de Lisbeï face à ce mur qui était celui d’une tombe commençait à se dissiper. Elle frappa de nouveau la paroi du poing, sur plusieurs mètres ; cela semblait très épais. Passer par le premier mur, celui qui s’était pulvérisé au premier coup de pioche ? Mais, vérification faite, elle avait eu de la chance : de part et d’autre de la brèche qu’elle avait ouverte dans la maçonnerie, au centre du mur, elle rencontra tout de suite l’autre maçonnerie de pierre, beaucoup plus résistante.

Avec un soupir, elle retroussa les manches de sa tunique, se cracha dans les mains et commença à piocher.

Deux heures après, au poids de la gazole, Lisbeï épuisée entendit enfin la pioche rendre un son différent. Encore quelques coups… Le dernier rencontra le vide et Lisbeï tituba, garda son équilibre tant bien que mal, les jambes tremblantes, le dos douloureux, les oreilles sonnantes.

Après avoir repris son souffle, elle élargit le trou à la main en s’arrachant les ongles, mais elle n’en était plus à une égratignure près. Quand il y eut assez de place pour passer la gazole en biais, elle s’accroupit dans la cavité taillée dans le mur et, la lampe à bout de bras, colla son visage au trou.

L’air était sec et inodore. Sur le sol nu, les mêmes damiers de mosaïque décolorée, sur la même paroi voûtée, les mêmes céramiques ternies.

Mais, dans l’angle formé par la paroi du souterrain et le mur de pierre…

Lisbeï ferma les yeux. La gazole tremblait au bout de son bras. Elle rouvrit les yeux. Près du mur de pierre, oui, un tas sombre. Du tissu, à l’aspect épais, feutré. Et au premier plan un éclat blanc jaunâtre qui accrochait la lueur de la lampe, dessinant une forme ronde… un crâne ?

Lisbeï repartit à l’attaque du mur avec une énergie décuplée. Il ne lui restait plus grand temps. Il suffirait d’un passage assez large pour pouvoir s’y glisser.

Elle se râpa les bras et les genoux mais elle réussit enfin à pénétrer dans la cellule.

Elle s’agenouilla près du tas sombre. C’était une sorte de grande robe ou de cape de feutre, étendue de tout son long. Le crâne était à demi enveloppé dans la capuche. Lisbeï souleva délicatement une des manches, qui étaient repliées sur la poitrine. Un objet métallique roula en tintant et s’arrêta contre son genou : une bague de métal terni mais doré. Elle la frotta contre sa tunique. Le chaton portait, maladroitement gravée, la double spirale d’Elli. La gorge serrée, elle la mit dans sa poche, puis déplia l’autre manche. Un os se détacha avec un claquement sec, tout le bras s’affaissa et les osselets des phalanges, jusqu’alors invisibles, glissèrent dans la manche.

Avec une soudaine nausée de compassion impuissante, Lisbeï ouvrit la cape, découvrant les courbures symétriques de la cage thoracique et, au milieu des os du bassin, l’objet rectangulaire dont elle avait discerné la forme sous le feutre : une sorte de grosse pochette de cuir brun, attachée à une ceinture qui avait dû être portée à même la peau.

Lisbeï essaya de dénouer les attaches de cuir, toutes raides, qui se cassèrent, puis elle souleva le rabat de la pochette. L’objet, à l’intérieur, ressemblait à un livre ou à un gros cahier. D’une main tremblante, craignant qu’il ne tombât en poussière, Lisbeï le sortit peu à peu de son étui.

Il lui fallut un moment pour reconnaître ce qu’elle tenait. C’était un gros carnet aux pages reliées par une spirale métallique. Un objet du Déclin ! La couverture de plastique fendillé mais épais avait conservé sa couleur bleue. À l’intérieur, les pages à peine jaunies étaient usées aux coins, parfois cornées, comme celles d’un livre trop souvent lu sans précaution. Il n’y avait rien sur la première page. Sur la seconde, des lignes serrées, des chiffres groupés de façon apparemment aléatoire, une graphie appliquée, comme enfantine. Et des ratures : des paragraphes entiers noircis ligne à ligne. Il y en avait huit pages. Ensuite, de l’écriture, mais plus fine et plus penchée, moins soigneusement calligraphiée, indéchiffrable par endroits, des mots, des mots reconnaissables. Mais pas du litali.

Lisbeï appela à elle l’entraînement de la taïtche, le souffle dedans, dehors, s’emplir l’esprit du mouvement de son souffle… Puis, les mains fermes de nouveau, elle prit à son cou la rondelle-loupe qui ne la quittait jamais et parcourut rapidement les pages, comme Mooreï lui avait appris à le faire pour les plus anciens documents des Archives : sans chercher à comprendre mais en essayant de repérer des structures familières dans les phrases, dans les mots. Le mouvement général ressemblait à celui d’une sorte de vieux-frangleï, en tout cas.

Elle jeta un coup d’œil anxieux à la gazole. Elle n’avait plus le temps. Elle ouvrit encore le carnet une fois, vers la fin, pour avoir quand même une idée du contenu. L’écriture n’était plus du tout la même. Et pas vraiment plus lisible : l’encre était bien plus claire. Mais, cette fois, sans erreur possible, c’était du vieux-litali, une graphie inhabituelle mais à peu près reconnaissable, des mots écrits apparemment à la hâte. Lisbeï ferma les yeux. Quand les lignes eurent cessé de danser devant elle, elle put commencer à déchiffrer la première : 3… 145… des Harems.

Le sens jaillit soudain : 3 janvier, l’ancien nom du mois qu’« Ellième » avait en partie remplacé, 145 des Harems.

Mais la lumière de la gazole se mit à sauter et Lisbeï, avec un tressaillement, prit le carnet et se hâta hors de la cellule. Elle dut faire la seconde moitié du chemin à tâtons dans l’obscurité.

Chroniques du Pays des Mères
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